
Eric St-Pierre
Directeur général, Fondation de la famille Trottier
Eric St-Pierre est directeur général de la Fondation de la famille Trottier, l’une des plus importantes fondations philanthropiques privées au Canada. Sous la direction d’Eric, la Fondation a orienté ses actifs vers l’investissement durable et d’impact, augmenté les subventions pour le changement climatique et aidé à mettre en place de nouvelles initiatives qui accélèrent la transition vers une économie à carbone zéro. Une grande partie du travail d’Eric est axée sur la philanthropie stratégique et la création de possibilités d’innovation et de collaboration qui font progresser le Canada vers une économie nette zéro. Il est cofondateur de Low Carbon Cities Canada (LC3), du Fonds climatique du Grand Montréal, siège au conseil d’administration de Environment Funders Canada et est coprésident du Partenariat climatique de Montréal. Eric est membre du Barreau du Québec, est diplômé en droit civil et en common law de l’Université McGill et détient un baccalauréat spécialisé en sciences politiques de l’Université Concordia. Eric est lauréat de plusieurs prix, dont celui d’avocat de l’année du Jeune Barreau de Montréal et celui de militant pour le climat « Clean50 ».
Votre travail et son impact
Comment la durabilité et l'impact social sont-ils intégrés dans votre travail?
Dans mon rôle actuel, je dirige une fondation philanthropique dont l’objectif principal est l’impact. Plus précisément, la fondation se concentre sur la santé, l’éducation, la science et l’environnement (changement climatique). Cette approche axée sur l’impact nous rend très fortunés à bien des égards, car notre objectif premier n’est pas de générer des revenus ou de vendre quelque chose de nouveau. Cela signifie que nous pouvons prendre toutes nos décisions en fonction des actions qui auront l’impact le plus fort. D’un point de vue environnemental, nous sommes l’un des rares bailleurs de fonds à se concentrer sur la philanthropie climatique. Cet aspect est très intéressant, car notre conseil d’administration est très ouvert à la recherche de solutions novatrices et à la réalisation de grands pas en avant afin de susciter des changements significatifs. Les principaux leviers que nous utilisons pour avoir un impact dans les quatre domaines que j’ai décrits précédemment sont le versement de subventions, l’exécution de programmes et d’initiatives, et les dotations. Par exemple, l’année dernière, nous avons accordé des subventions à 175 partenaires caritatifs différents à travers le Canada, pour un total d’environ 21 millions de dollars, nous avons aidé à lancer des initiatives telles que l’initiative Villes à faibles émissions de carbone Canada (LC3), et nous avons ensuite utilisé notre dotation de 225 millions de dollars pour l’investissement ESG, l’investissement d’impact et l’engagement des actionnaires.
En quelques mots, quels sont vos domaines d'intérêt passés et actuels?
J’ai une formation en sciences politiques. J’étais vraiment intéressée par la politique, les droits de l’homme, les questions internationales et les questions environnementales. À partir de là, j’ai pris chacune de ces choses et je les ai reliées à la pratique du droit. Il y avait là un lien naturel et je me suis donc concentrée sur le droit autochtone, le droit de l’environnement et le droit de la justice sociale. J’ai étudié le droit à McGill, tout en m’intéressant aux politiques et à la réflexion sur les systèmes, ainsi qu’à la composante humaine dans chacun de ces domaines. En entrant dans le secteur philanthropique, j’ai l’impression d’avoir apporté avec moi une grande partie de cette expérience, qui m’a aidée à comprendre différentes questions sous de multiples angles. L’application de cette optique politique et juridique aux questions climatiques m’a aidé à rechercher des approches de résolution des problèmes qui pourraient avoir un impact très fort et visent à changer les systèmes. La compréhension de l’aspect politique des choses me permet d’en apprendre beaucoup sur les politiques climatiques émergentes et sur ce qu’elles signifient pour notre travail, et le fait d’être avocat m’a aidé à analyser les informations et à les synthétiser en quelque chose d’utile.
Comment êtes-vous entré dans ce domaine?
Le passage à la philanthropie n’était pas forcément prévu. Je travaillais en tant qu’avocat et l’opportunité de gérer la fondation s’est présentée. À l’époque, je continuais à prendre des clients et à aller au tribunal tout en gérant la fondation à la marge. À un moment donné, j’ai réalisé qu’il y avait deux façons de faire de la philanthropie : soit vous vous contentez de faire des chèques aux organisations que vous soutenez, soit vous vous impliquez vraiment et essayez d’avoir un impact plus important. J’ai été inspirée par d’autres fondations de ce milieu qui envisageaient d’avoir un impact plus important et qui s’impliquaient dans le gouvernement fédéral et sa capacité à faire bouger les politiques, et j’ai commencé à m’impliquer davantage dans cet aspect du travail. Finalement, j’en suis arrivé à un point où je devais arrêter de pratiquer le droit, alors j’ai pris le risque de me lancer dans la philanthropie. À partir de là, ce secteur est resté pour moi une opportunité viable, car j’ai adopté une approche entrepreneuriale de la gestion de la fondation en la transformant en quelque chose de plus solide.
Avez-vous toujours voulu travailler dans le domaine de l'impact?
Je n’avais vraiment aucune idée que la philanthropie était un choix de carrière. Je connaissais la philanthropie de manière périphérique, mais je n’étais pas au courant de ce que les fondations faisaient avec leurs programmes ni de l’investissement d’actifs dans l’impact. Le secteur était complètement nouveau pour moi lorsque j’ai commencé, mais je l’ai embrassé et je me suis lancée pour essayer d’en apprendre le plus possible. Ce cheminement m’a permis de découvrir à quel point il est intéressant et gratifiant de travailler dans ce domaine et, depuis, cela me passionne. Je continue à essayer d’apprendre tous les jours, car le secteur est en pleine croissance et n’est plus aussi spécialisé qu’auparavant. Il est également important de souligner que j’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment et d’avoir des modèles dans ce domaine dont je pouvais m’inspirer. En sortant de la faculté de droit, je n’aurais jamais imaginé que c’était là que je travaillerais, mais cela montre l’importance de ne pas avoir peur d’essayer de nouvelles choses.
Qu'est-ce qui vous enthousiasme le plus dans votre secteur/domaine ces dernières années?
Il y a plusieurs choses que je trouve vraiment passionnantes qui se sont produites au cours des dernières années. La première est l’attention accrue portée au climat et le fait que les gouvernements semblent vouloir aller en avant. Ici, au Canada, avec Steven Guilbeault comme nouveau ministre de l’Environnement, il sera passionnant de voir comment nous continuerons à nous appuyer sur les progrès que nous avons réalisés en tant que pays au cours des cinq dernières années. Cela est également vrai au niveau municipal et nous voyons des villes qui commencent vraiment à prendre les choses au sérieux et à agir. Il est passionnant de voir des villes comme Montréal adopter des plans climatiques plus ambitieux. Toutes les mesures climatiques prises au Canada vont-elles assez vite ? Peut-être pas, mais je me réjouis de voir que nous semblons tout de même aller en ce sens. La deuxième chose qui m’enthousiasme est le sentiment d’urgence que je perçois chez les organisations qui travaillent sur le changement climatique. J’ai l’impression que les gens veulent sincèrement s’atteler à la recherche de solutions assez rapidement. Troisièmement, il est formidable de voir que de plus en plus de bailleurs de fonds philanthropiques commencent à réfléchir au travail qu’ils font dans le domaine du changement climatique. Dans le domaine de la philanthropie, les subventions pour le changement climatique restent minimes, mais cela commence à changer, ce qui, à mon avis, donne un élan. L’augmentation des fonds alloués à l’investissement ESG et l’établissement d’un lien entre les dotations et le climat sont des facteurs qui me donnent de l’espoir pour l’avenir.
Existe-t-il des idées fausses sur votre profession ou votre secteur?
Je pense que la plus grande idée fausse est que la philanthropie est prudente, conservatrice et peu innovante. Je pense que c’est parce que, traditionnellement, la plupart des fondations se concentrent sur les voies traditionnelles consistant à fournir de grosses sommes d’argent aux hôpitaux et aux universités ou à établir des projets sans risque comme les bourses d’études. C’est pour cette raison que la philanthropie a eu tendance à être très discrète dans son approche. Cependant, je vois de plus en plus de fondations adopter une approche plus proactive et collaborative de la philanthropie. Certaines commencent à travailler ensemble et à identifier les problèmes, les lacunes et les opportunités dont un bailleur de fonds peut tirer parti pour avoir un impact plus important avec ses fonds. Cette approche est contraire à l’approche traditionnelle qui consiste à attendre d’être approché par les donateurs et à rechercher activement les opportunités qui doivent être financées. Je tiens à souligner qu’il existe de nombreuses fondations, dont la nôtre, qui font un travail innovant.
Votre vie et vos aspirations
À quoi ressemble une journée de travail typique pour vous ? Quel est l'équilibre entre votre vie professionnelle et votre vie privée?
Je suis père de deux jeunes filles, et c’est donc toujours ma première priorité. Je trouve toujours le temps de passer du temps avec ma famille. Je suis une personne matinale et je me lève tôt pour rattraper mes courriels et avoir le temps d’être avec mes filles avant le travail, ainsi que pour faire d’autres choses que j’aime, comme courir. D’un point de vue professionnel, j’ai tendance à travailler de longues heures, il s’agit donc de gérer chacune de ces priorités aussi efficacement que possible. Une journée de travail typique comprend de nombreuses réunions (des réunions zoom au cours des deux dernières années) avec diverses parties prenantes, tant en interne qu’en externe, la gestion de divers projets sur lesquels nous travaillons et l’apparition en tant que porte-parole public de la fondation. Dans mon rôle, je dois porter de nombreuses casquettes et donc, en plus des choses que je viens de décrire, je m’occupe également d’une grande partie du travail administratif qui peut également prendre beaucoup de temps. Je suis très occupée mais cela reste intéressant car je travaille sur un large éventail de choses différentes.
Quelles sont les parties de votre travail que vous trouvez les plus difficiles?
Le cœur de notre travail consiste à s’attaquer à des problèmes complexes, ce qui signifie que le travail sera toujours difficile. Par exemple, la décarbonisation de l’industrie lourde, qui représente environ 4 % des émissions du Canada, est un problème très délicat et il n’existe actuellement aucun bailleur de fonds philanthropique dans ce domaine. Notre travail consiste donc à intervenir et à déterminer comment nous pouvons aider et avec qui nous pouvons travailler. Les projets de ce type sont particulièrement difficiles car il n’y a pas de feuille de route à suivre. Il faut beaucoup d’analyse au début pour développer de nouveaux projets et initiatives, et former de nouvelles voies vers la solution. Vous devez souvent réunir un grand nombre de parties prenantes qui n’ont pas toujours les mêmes points de vue que vous afin de créer une solution efficace, et ce n’est pas toujours facile.
Quelle est la prochaine étape pour vous, quels sont vos objectifs à long terme (si vous en avez)?
J’aime beaucoup ce que je fais et je travaille encore sur de nombreux projets qui sont en cours depuis plusieurs années et qui commencent tout juste à se concrétiser. Les problèmes climatiques prendront du temps à être résolus et je me réjouis de continuer à développer de nouvelles solutions qui seront utiles à l’avenir, en même temps que les projets actuels que nous lançons. Pour poursuivre sur cette lancée, l’un des principaux domaines d’action sera le développement de mon organisation et la constitution d’une équipe qui nous aidera à trouver de nouvelles solutions pour le climat. À cet égard, j’envisage de lancer de nombreuses initiatives axées sur des sujets tels que les ajustements de carbone aux frontières et de réunir les parties prenantes internationales pour déterminer comment parler du commerce et du climat. Nous avons également de nouveaux travaux dans les villes, les transports, la politique fédérale, les mouvements climatiques, la capture directe de l’air, etc. En ce qui concerne les investissements, nous voulons aller un peu plus loin et accroître notre engagement auprès des actionnaires, augmenter nos investissements à impact et renforcer notre rôle de leader dans le domaine financier.
Si je devais résumer tout cela par un seul objectif pour l’avenir, je dirais que nous nous concentrons sur 2030 en nous efforçant de travailler aussi dur que possible pour rester sous un scénario de 1,5 Celsius. C’est mon objectif actuel, utiliser tous les outils à ma disposition pour que les huit prochaines années comptent en termes de lutte contre le changement climatique.
Conseil pour la prochaine génération
Quelles sont les 3 compétences clés requises dans votre fonction?
Dans mon rôle, je pense qu’il est très important d’être un penseur stratégique. Avoir l’intuition de trouver des solutions innovantes, ainsi que le désir et la passion de sortir des sentiers battus, est un atout considérable. Il faut également être diplomate, c’est-à-dire être capable de traiter avec de nombreuses parties prenantes différentes, quelles que soient leurs opinions ou les questions qui les intéressent. Nous sommes une fondation fortement sollicitée et vous devez donc être capable de dire non lorsque cela s’avère nécessaire si le projet ne correspond pas à vos attentes. En outre, vous devez savoir porter plusieurs chapeaux, car les parties prenantes avec lesquelles vous vous engagerez viendront d’horizons très divers et il est donc essentiel de pouvoir travailler avec toutes ces personnes pour être sûr d’avoir le meilleur impact possible. L’attention portée aux détails et la volonté sincère d’en savoir plus afin d’établir des liens sont importantes lorsque vous recherchez de nouveaux domaines à cibler. Vous n’avez pas besoin d’être un expert dans l’un ou l’autre de ces domaines, mais le fait de prêter attention aux détails importants et de vouloir continuer à apprendre vous permettra de trouver ces solutions innovantes.
Qu'il s'agisse de votre propre parcours ou de celui de vos collègues et amis qui exercent une profession similaire, dans quelle mesure est-il important d'avoir un diplôme spécifique pour pouvoir travailler dans votre secteur/profession?
Il n’y a pas beaucoup de diplômes axés sur la philanthropie et ces diplômes ont tendance à être fortement axés sur des choses comme la collecte de fonds par opposition à la gestion d’une fondation. Cela dit, je trouve que la plupart des personnes qui occupent ma position ont tendance à avoir quelques diplômes sous la manche. Les diplômes spécifiques n’ont pas nécessairement beaucoup d’importance, car si vous regardez les fondations au Canada, vous constaterez qu’elles ont des formations très diverses, allant du droit au développement communautaire. Sachant cela, je ne dirais pas qu’il y a une seule voie à suivre. Cependant, si vous souhaitez travailler dans cette section, avoir une formation en environnement et travailler pour une fondation climatique est un bon choix. Lorsque je recrute, j’ai tendance à tenir compte davantage de l’expérience du candidat, mais il est évident qu’un diplôme est utile.
Quelles sont les caractéristiques personnelles que vous appréciez chez une personne avec laquelle vous passez un entretien ou avec laquelle vous travaillez?
La première est d’être véritablement passionné par le rôle et les problèmes sur lesquels vous allez travailler. Si vous n’êtes pas passionné, cela se ressent dans l’entretien et vous pouvez toujours voir si le candidat ne cherche qu’un emploi à court terme. Cette passion est également perceptible en dehors de l’entretien, car vous pouvez voir si elle figure sur le CV ou si elle est présente sur des plateformes telles que LinkedIn ou Twitter. Cette passion est importante car ces candidats ont tendance à être ceux qui sont vraiment bons dans ce qu’ils font, car ils sont prêts à consacrer du temps et des efforts pour produire leur meilleur travail. Dans ce cas, vous n’avez pas l’impression d’être un fardeau, car il s’agit d’un domaine qui vous passionne vraiment. J’examine ensuite l’aspect plus humain de la qualité du candidat, à savoir s’il s’intègre bien à l’équipe. Certaines personnes sont très égoïstes et se concentrent principalement sur ce qu’elles peuvent en retirer, ce qui les empêche d’avoir un bon esprit d’équipe. Je cherche à savoir si le candidat est prêt à travailler avec les autres, même dans des situations inconfortables. Notre travail est très axé sur des questions sociétales plus vastes, qui impliquent de nombreuses parties prenantes. Vous ne pouvez donc pas ne penser qu’à vous pour réussir à résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Sachant ce que vous savez maintenant, auriez-vous fait quelque chose de différent en ce qui concerne votre carrière? Si non, pourquoi et quel est votre meilleur conseil de vie ou de carrière pour les jeunes?
Je ne changerais rien à la voie que j’ai empruntée.
Pour ce qui est des conseils sur la carrière, cela peut sembler cliché, mais je conseille aux gens de poursuivre ce qui les passionne tout en restant suffisamment flexible pour reconnaître que vous ne trouverez peut-être pas l’opportunité parfaite, surtout lorsque vous débutez. Il est important d’être flexible et prêt à pivoter tout en ne perdant pas de vue vos passions et l’endroit où vous voulez être à long terme. Il se peut que vous occupiez un poste qui n’a aucun lien avec votre passion, mais il est toujours possible d’y travailler à côté en faisant du bénévolat ou autre. En résumé, soyez prêt à être agile et à pivoter, mais ne perdez pas de vue vos passions à long terme. C’est le conseil que je vous donne.
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